Paris – Mai 68

« Quel bordel!… Mais quel bordel!… »

Voilà les premiers mots que j’ai entendus en arrivant à Paris lundi matin!

J’étais à peine sorti de la zone réservée aux passagers, à l’aéroport de Roissy-Charles-De-Gaulle, que déjà j’entendais autour de moi, sur les portables, des bribes de conversations, tendues, crispées. Je voyais des visages renfrognés, impatients. Des gens pressés.

Un autre jour de grève dans les transports allait commencer, le lendemain, en France. Le septième jour d’arrêt de travail depuis le début du mois d’avril. Le dixième si l’on y ajoute les débrayages d’Air France. La grève allait se poursuivre mercredi et jeudi.

Calendrier des jours de grève dans le secteur des transports en France, en avril 2018

Sur la route qui mène à Paris, et dans la ville ensuite, partout, lundi, des embouteillages….

Il m’a fallu plus de deux heures pour rejoindre mon quartier du « village Jourdain », situé entre Belleville et Ménilmontant, à quelques minutes de marche du parc des Buttes-Chaumont. Le trajet depuis l’aéroport prend d’habitude un peu plus d’une heure…

Malgré tout, quel bonheur de retrouver Paris ce printemps!…

À l’heure du déjeuner, le mercredi 18 avril, rue des Pyrénées, dans le quartier du village Jourdain. Température, entre 25 et 29 degrés, presque estivale à Paris en cette mi-avril…
Le parc des Buttes-Chaumont, situé dans le 19è arrondissement
Rue des Cascades, dans le quartier Ménilmontant, avril 2018

Même si je ne suis à Paris, cette fois, que pour quelques jours… En route pour Le-Puy-en-Velay… Et même s’il y a, ces jours-ci, dans la ville, comme un parfum de révolte… et un petit air de déjà-vu!

Des milliers de Français défilent ce printemps dans les rues. Mécontents de la rapidité et de l’ampleur des réformes engagées ou à venir du gouvernement dEmmanuel Macron – élu il y a moins d’un an.

Plusieurs universités – à Paris, à Rennes, à Toulouse, à Montpellier notamment – ont dû, pendant quelques jours, fermer leurs portes.

Les retraités, les avocats, les magistrats et certains employés d’hôpitaux ont également fait grève plus tôt ce printemps. Des milliers de fonctionnaires les ont rejoints lors de grandes démonstrations tenues dans les principales villes du pays. Certains syndicats appellent à une grève générale. À « une convergence des luttes » des travailleurs.

Une journée nationale de mobilisation a réuni hier à Paris environ 15 000  personnes. Des manifestants, opposés à la politique jugée trop libérale du gouvernement, ont aussi défilé hier dans une centaine d’autres communes. Le cortège à Marseille a rassemblé plus de 5000 personnes. D’autres rassemblements sont prévus le 1er et le 5 mai.

Ces démonstrations se déroulent au moment où l’on commémore un peu partout en France, et particulièrement à Paris, les événements de Mai 1968…

Manifestations en mai 1968 dans les rues du quartier latin à Paris

Événements historiques, inouïs, parfois violents, qui allaient, en quelques semaines, faire tomber le gouvernement…

Événements dont j’ai été, avec ma famille, témoin. Jeune et attentif témoin. Il y a exactement cinquante ans, alors que nous vivions, à Melun, près de Paris…

Événements qui ont profondément marqué mon enfance. Et dont je me rappelle presque chaque printemps lorsque, comme c’est encore le cas cette année, de grandes manifestations agitent et font trembler les rues de Paris…

Voici donc un retour, en mots et en images, sur cette époque mouvementée, turbulente de mai 1968 telle que je l’ai vécue, en France, avec mes yeux et mes oreilles d’enfant…

1965-1966
1966-1967

En mai 1968, j’avais onze ans et j’étais plutôt bon élève, inscrit en classe de septième au Collège Saint-Aspais de Melun, en Seine-et Marne. À une cinquantaine de kilomètres au sud de Paris.

La ville de Melun, au sud-est de Paris.

Je me rappelle encore de l’adresse du collège: 36, rue Saint-Barthélémy.

L’entrée principale du Collège Saint-Aspais de Melun

Saint-Aspais était (et est toujours aujourd’hui) un établissement catholique et privé. Fondé en 1883. Très respecté à Melun et dans les villes voisines comme Fontainebleau.

En face de l’école, je me souviens, il y avait une petite boutique où mes camarades et moi achetions en fin d’après-midi les friandises de l’époque: des malabars, des carambars, des berlingots, du réglisse… et des roudoudous – de fausses coquilles Saint-Jacques en plastique blanc avec, à l’intérieur, une pâte sucrée de couleur rouge, orange ou verte que nous léchions éperdument pendant des heures…

Les roudoudous…

Ces confiseries coûtaient 20 ou 25 centimes. C’était bien avant l’euro… À la récréation, je jouais aux billes ou au foot avec mes copains.

Juin 1968, mon bulletin de fin d’année scolaire (1967-1968) au Collège Saint-Aspais de Melun.

J’habitais avec ma famille une résidence située à une quinzaine de minutes de marche du collège. Mon père, en formation pour l’OMS, était absent, à Montréal, pour un an.

J’allais avec ma mère le jeudi (jour de congé) faire les courses au supermarché, tout proche. Au retour, elle me donnait invariablement une pièce d’un franc que je mettais dans une tirelire.

Je n’avais absolument besoin de rien. J’étais un petit garçon comblé et heureux.

Un carambar, friandise enrobée de caramel

À la télévision, c’était l’époque du carré blanc (émission interdite aux enfants) et de Léon Zitrone, le présentateur vedette du journal de 20h. Il avait, à l’écran, une présence et une diction d’une éblouissante élégance. Il m’intimidait. Mais je l’écoutais, le soir, presque religieusement.

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Léon Zitrone

Nous regardions aussi dans le salon, en famille, Catherine Langeais, une des « speakerines » de la télévision. Avec ses cheveux blonds, elle présentait vers 19h les programmes de la première et de la deuxième chaîne. Les seules qui diffusaient à ce moment-là, en noir et blanc.

Catherine Langeais avait, au petit écran, de la prestance, un sourire maternel… et une allure de mannequin. Je crois que j’étais, comme bien des jeunes garçons, un peu amoureux d’elle… et amoureux aussi de sa collègue speakerine Anne-Marie Peysson…

Catherine Langeais (à gauche), Anne-Marie Peysson et Jacqueline Huet, les « speakerines » de l’ORTF en 1968.

À la télévision justement, en mai 1968, il se passait de drôles de choses. On voyait tous les soirs au journal de 20h des étudiants qui lançaient des pavés à Paris, du côté du Quartier latin.

J’étais loin de tout comprendre, mais je sentais à la récré, avec mes amis, qu’il se passait en France quelque chose d’important. Entre deux matches de foot, on discutait ferme. Le collège allait-il fermer? Y aurait-il une grève?

On voyait le général De Gaulle à la télévision, le visage sombre.

Le général De Gaulle à la télévision en mai 68. Il devra quitter le pouvoir un an plus tard…

J’entendais pour la première fois des mots qui sont, depuis, devenus familiers. La Sorbonne. Le Boulevard Saint-Michel. Grève générale. Daniel Cohn-Bendit. CRS. Gaz lacrymogènes.

En allant au collège, je voyais sur les murs, à Melun, des slogans singuliers. « Il est interdit d’interdire ». « Ni robot, ni esclave ». « Ni Dieu, ni maître ». « Soyons réalistes, demandons l’impossible ».

Qu’est-ce que tout cela pouvait bien vouloir dire?

Les adultes, à l’école, les enseignants, les surveillants (les « pions« ), restaient étrangement silencieux sur ce qui se passait dans les rues à Paris…

À la radio, en fin d’après-midi, sur France Inter, j’écoutais fidèlement sur mon transistor les émissions de Gérard Klein.

C’était l’époque des Yéyés. Johnny chantait les hippies de San Francisco. Noir c’est Noir. Les portes du pénitencier. J’écoutais aussi Sylvie et Jacques Dutronc. Les Surfs. Sheila et Françoise Hardy. Mais j’écoutais surtout mon chanteur préféré – Antoine – et ses « Élucubrations »

« Ma mère m’a dit Antoine fais-toi couper les cheveux

Je lui ai dit ma mère dans vingt ans si tu veux… »

Ma mère ne l’aimait pas trop, Antoine. Avec sa guitare, ses chemises à fleurs et son harmonica, il faisait mauvais genre, disait-elle. Et il avait les cheveux beaucoup trop longs. Elle préférait Adamo, Richard Anthony et surtout Sacha Distel.

Johnny en 67/68
Antoine
Les Surfs, groupe de rock (modéré) composé de 4 frères et 2 soeurs de Madagascar. Qui se souvient d’un de leurs plus grands succès, « Si j’avais un marteau? »

En 1968, j’étais aussi (déjà) mordu, passionné par le Tour de France!

En juillet 68, la caravane du Tour s’était arrêtée à Melun. Dernière étape avant l’arrivée à Paris. Et j’avais pu, au stade de la ville, m’approcher avec mon frère Bernard à quelques mètres de mon idole, Roger Pingeon. Qui avait, l’année précédente, remporté la grande boucle… Après Jacques Anquetil en 64, Felice Gimondi en 65 et Lucien Aimar en 66…

Les murs de ma chambre étaient tapissés d’images de coureurs cyclistes…

Roger Pingeon, en juillet 1968, entre Font Romeu et Albi, lors de la 15ème étape du Tour de France.

Côté lecture, je lisais sagement à la maison les livres de la Comtesse de Ségur et ceux d’Enid Blyton. Je dévorais chaque semaine dans Tintin les aventures de Michel Vaillant et de Ric Hochet. Je lisais Spirou, les 4 As. Les aventures de Joe Zette et Jocko.

Avec mes copains, à l’école, nous discutions longuement, entre deux roudoudous, des histoires palpitantes de Bob Morane et de son ami Bill Ballantine, histoires publiées dans la collection Marabout…

Cette période heureuse, enchantée, naïve de mon enfance allait se poursuivre encore pendant un an… à des milliers de kilomètres de Melun…

L’Afrique de l’ouest

L’année scolaire suivante (1968-1969) nous avons quitté la France et rejoint notre père qui avait été promu et muté par l’OMS à Lomé, au Togo. Notre famille était de nouveau réunie. En Afrique.

J’étais inscrit à Lomé, avec mes frères, au Collège Saint-Joseph. En sixième. Ma soeur allait à l’école La Marina.

Nous habitions une grande maison aux volets de bois vert, située près de la mer, à proximité de l’immense palais où résidait le président du pays, Étienne Eyadéma… Lomé était à ce moment-là, à mes yeux du moins, une petite ville calme et sûre et le Togo un pays relativement stable….

Je me rappelle encore du boulevard circulaire, de l’odeur pestilentielle des camions qui transportaient les ordures, et de nos fous rires aux séances de cinéma dans un quartier populaire de la ville…

La petite colonie des enfants et des familles des Nations-Unies se retrouvait, en fin d’après-midi, dans notre quartier… C’est à cette époque que j’ai connu mes premières « boums »… et mes premiers « slows »

« Hey Jude, don’t make it bad
Take a sad song and make it better… »

Quelquefois, le dimanche, nous allions en voiture le long de la côte jusqu’au Dahomey (aujourd’hui le Bénin) tout proche…  D’autres fois, nous allions en famille dans l’autre direction, vers Accra, au Ghana…

La famille au grand complet, à Lomé, au Togo, année scolaire 1968-1969.

Mes frères et moi n’avons passé qu’une année au Togo… Pourquoi? Mes parents, je crois, n’étaient pas trop satisfaits de la scolarité dispensée à Lomé… Et de la vie un peu trop facile que nous menions là-bas…

Le drapeau et la devise du Togo

L’année scolaire suivante (1969-1970) j’étais de retour en France avec mon frère Alix, en pension cette fois, à Nogent-sur-Marne. Inscrit en cinquième, puis en quatrième (1970-1971), au collège Albert-de-Mun. Une autre institution catholique et privée. Située en face du bois de Vincennes, à quelques centaines de mètres des portes de Paris.

Une toute autre époque, ponctuée par les règlements et la stricte discipline du collège, allait alors commencer…

Le dessinateur et scénariste Gotlib

Entre mes « colles » pour indiscipline, et nos allers-retours en métro, le weekend, à Paris, dans le 15è arrondissement – changements à la station Nation, puis à Pasteur, descente au métro Convention – mon frère Alix m’initiera dans les cafés, le dimanche soir, au « flipper », et ensuite à la lecture du magazine Pilote, au Grand Duduche, aux histoires du professeur Choron et aux dessins délirants de Gotlib dans Fluide Glacial… 

Mon frère Bernard lui me fera découvrir un peu plus tard un tout autre genre de musique, venue d’Amérique et d’Outre-Manche.

Musique anglophone, psychédélique, qui viendra vite bousculer et détrôner mes chers Yéyés.

Ces nouveaux musiciens, chevelus, débraillés, affichaient sur les pochettes des 45 et des 33-tours des poses provocantes que je ne comprenais pas. Un groupe en particulier, composé de quatre musiciens, me fascinait – Led Zeppelin – connu un peu partout pour les riffs rageurs de son guitariste, Jimmy Page.

Une page se tournait… Sans le savoir, j’entrais dans mon adolescence…

lagos2new
Été 1970 ou 1971, entouré par mes deux frères dans notre maison de Lagos, au Nigéria, où mon père avait, après Lomé, été transféré et une nouvelle fois promu par l’OMS… J’ai passé l’année scolaire 1971-1972 à Lagos. J’étudiais par correspondance… Après le Congo et le Togo, le Nigéria sera notre dernière étape africaine avant notre arrivée au Canada…

Quelle époque!

Heureux d’avoir connu et vécu tout cela!

D’avoir partagé toutes ces aventures, ces défis aussi, en France et en Afrique avec mes frères et ma soeur!

Qu’ils en soient ici remerciés!

Le square des Saint-Simoniens à Ménilmontant, un de mes parcs préférés à Paris. Ci-dessous, un café, rue de Ménilmontant, le mercredi 18 avril.

Je pars comme prévu dimanche en train pour Le-Puy-en-Velay, en Haute-Loire, afin d’entamer ma randonnée de 200 kilomètres le long du GR65 et du chemin de Saint-Jacques de Compostelle

J’aurai encore le temps, pendant les quinze prochains jours de marche, de repenser à toutes ces aventures – et à bien d’autres choses – avant d’arriver, sauf imprévus, à Conques, dans l’Aveyron, le dimanche 13 mai.

« Mechouia », salade de poivrons grillés. Ménilmontant.
Soupe de raviolis au porc. Restaurant « L’échappée », rue Boyer, Ménilmontant.

Bon printemps à tous!